dimanche 28 septembre 2008

Anniversaire : 28 septembre 1915, Blaise Cendrars perd son bras droit à la ferme de Navarin



On connait le Blaise Cendrars poète du Transsibérien, des 19 Poèmes élastiques, du Panama et de ses Sept Oncles, des Feuilles de Route (on écoutera ici Cendrars réciter son poème "Iles" de sa voix de concierge! Saisissant...) et de Kodak, le romancier de l'Or, de Dan Yack et de Moravagine, le journaliste de Chez L'Armée Anglaise et du Panorama de la Pègre, l'ami du cinéaste Abel Gance, des peintres Delaunay, Léger et Modigliani, l'amateur d'art nègre et de ballets suédois, le traducteur de Ferreira de Castro et de Bringolf et d'Al Capone le Balafré, l'éditeur de la Sirène, etc, etc. Cendrars, c'est aussi l'auteur de la tétralogie des années de guerre, l'Homme Foudroyé, La Main Coupée, Bourlinguer et le Lotissement du Ciel.


La Main Coupée, c'est le récit sauvage de la guerre de 14, des tranchées et de la boucherie où Cendrars perd son bras droit, le 28 septembre 1915 à la Ferme de Navarin. Ensuite, toute ses dédicaces seront signées de sa "main amie".

Quelques extraits de La Main Coupée (Denoël, 1946)

"...planté dans l'herbe, comme une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, uyn bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine... A qui était cette main, ce bras droit, ce sang qui coulait comme la sève?"

« C’était le bout du monde et nous ne savions pas au juste où finissaient nos lignes et où commençaient les lignes allemandes, les deux tracés se perdant dans une prairie marécageuse plantée de jeunes peupliers jaunissants, maladifs et rabougris qui s’étendait jusqu’aux marais, où les lignes s’interrompaient forcément pour reprendre de l’autre côté de la vallée inondée et des méandres compliqués de la Somme, sur l’autre rive, à Curlu, haut perché, et au-delà. »

« Être un homme. Et découvrir la solitude. Voilà ce que je dois à la Légion et aux vieux lascars d’Afrique, soldats, sous-offs, officiers, qui vinrent nous encadrer et se mêler à nous en camarades, des desperados, les survivants de Dieu sait quelles épopées coloniales, mais qui étaient des hommes, tous. Et cela valait bien la peine de risquer la mort pour les rencontrer, ces damnés, qui sentaient la chiourme et portaient des tatouages. Aucun d’eux ne nous a jamais plaqués et chacun d’eux était prêt à payer de sa personne, pour rien, par gloriole, par ivrognerie, par défi, pour rigoler, pour en mettre un sacré coup, nom de Dieu, et que ça barde, et que ça bande, chacun ayant subi des avatars, un choc en retour, un coups de bambou, ou sous l’emprise de la drogue, de l’alcool, du cafard ou de l’amour avait déjà été rétrogradé une ou deux fois, tous étaient revenus de tout. Pourtant ils étaient durs et leur discipline était de fer. C’était des hommes de métier. Et le métier d’homme de guerre est une chose abominable et pleine de cicatrice, comme la poésie. »

A lire également, cette belle ballade sur les traces de Cendrars en Haute Somme

Pour mieux illustrer cet épisode déterminant de la vie de Cendrars, un article du Nouvel Obs et une vidéo de Jérôme Garcin à propos d'un récit de Gisèle Bienne ( «La Ferme de Navarin», par Gisèle Bienne, Gallimard, coll. «l’Un et l’Autre», 130 p., 14,50 euros.)

Cendrars 1915, Par Jérôme Garcin

C'est à «la ferme de Navarin», en Champagne, que l'écrivain du «Transsibérien» perdit sa main. Retour sur les lieux du combat

C’est l’histoire d’une femme d’aujourd’hui qui recherche une main d’autrefois. La main droite d’un écrivain, Frédéric Sauser, alias Blaise Cendrars, arrachée par la mitraille allemande, le 28 septembre 1915, au nord de la ferme de Navarin, en Champagne, dans le paysage lunaire et la terre toujours stigmatisée de la Grande Guerre.

Partie de Reims, où elle habite, Gisèle Bienne roule dans la Marne jusqu’aux portes de l'Argonnel’Argonne,et s’arrête entre Suippes et Sommepy, devant l’ossuaire qui abrite les restes de 10.000 poilus. «On pourrait se croire, note-t-elle, dans l’extrême banlieue des morts, dans quelque vestige d’un goulag oublié au milieu des labours.» Seule une pancarte indique qu’ici «fut la ferme de Navarin». C’est à cet endroit que la vie de Blaise Cendrars – la braise et la cendre – a basculé. Né en 1887, il était d’origine suisse. Il avait connu l’Italie, l’Egypte, la Russie, les États-Unis et l’Allemagne. Il était monté à bord de paquebots et, sans doute, du Transsibérien, dont il avait transcrit la prose syncopée. Lorsque la guerre avait éclaté, l’auteur de «Pâques à New York» s’était engagé dans la Légion étrangère. D’abord envoyé sur le front de la Somme, il avait ensuite participé à l’offensive de Champagne, où il perdit sa main et fut ensuite amputé du bras, au-dessus du coude.

Depuis l’enfance, Gisèle Bienne est pleine de Cendrars. Dans un village de l’Aube, elle a grandi avec ses poèmes et ses récits de voyage. Il est son soleil et sa nuit, son chamane et son guide. Elle aussi est la petite-fille de poilus qui ont sombré dans l’alcool pour oublier qu’ils avaient vu l’enfer. L’un de ses grands-pères était chef de gare, il voyait passer les trains du Suisse errant. Aujourd’hui, elle erre de cratères en cimetières comme une orpheline et, avec les couleurs d’une peintre, décrit, quatre-vingt-dix ans après l’horreur, cette «région maudite, d’une force envoûtante».

On pense, en lisant ce récit à la fois ardent et méticuleux, au film de Bertrand Tavernier «la Vie et rien d’autre». Dans un décor d’apocalypse où la vie renaît, où l’herbe se remet à pousser entre les tranchées, une jeune femme prie un officier de l’aider à retrouver son mari, qui a disparu dans la boucherie. Dans son livre à fleur de peau et de mémoire, Gisèle Bienne tient à la fois de la veuve investigatrice et du militaire obsessionnel.

Sur la route crayeuse de Cendrars, elle a rencontré Yves Gibeau, qui recueillait dans sa maison de Roucy tout ce que la terre labourée n’en finissait pas de vomir, godillots, gourdes, casques, obus, barbelés, boucles de ceinturon. Et elle en appelle à tous les écrivains qui ont porté les armes, et dont certains ne sont jamais revenus, Genevoix, Alain-Fournier, Aragon, Bernanos, Péguy, Bousquet, Giono, Vaché et Apollinaire, qui écrivait: «Les arbres si rares sont des morts restés debout.»

Gisèle Bienne est une vivante qui écoute parler et pleurer les fantômes, ils ont raison de se confier à elle, car c’est une amie fidèle. Son petit livre est grand comme un mausolée, chaque prière y résonne.
J. G.

Gisèle Bienne vit à Reims. Elle est l’auteur de livres pour adolescents, de poèmes et de romans, dont «Paysages de l’insomnie» (Climats, 2004).

Source: «Le Nouvel Observateur» du 10 janvier 2008.