Edson, premier chapitre
Henry franchit le pont, là où le cours d’eau se perd en zigzag sous la route secondaire qui elle-même se métamorphose en Grand-rue. Que le chasse-neige ne soit pas encore passé le surprit, car la ville s’enorgueillissait de disposer du service de voirie le plus efficace de toute la côte du New Hampshire. Son regard s’attarda sur les mastodontes jaunes couverts de poudreuse. En les découvrant ainsi, immobiles et l’air hébété sur le parking municipal, on pensait aux bâtiments de guerre après l’attaque de Pearl Harbour. Henry rétrograda en seconde alors que la route, serpentant dans une descente entre les immeubles du centre-ville, se transformait en un tapis de neige durcie. D’un autre âge, crasseux, les longs bâtiments asymétriques, gris et rougeâtres, de la Tanner Shoe Company paraissaient tenir la neige à distance. Parallèles à la Grand-rue qui longeait la rivière, leur multitude de minuscules fenêtres aux vitres noircies dominaient les magasins, les fastfoods et les échoppes. Henry se laissa aller en roue libre et s’arrêta devant le seul magasin ouvert le dimanche soir, la fruiterie Martello, qui faisait également agence immobilière. Il lui fallait des cigarettes, de la bière, du lait et peut-être deux ou trois autres trucs dont il se souviendrait quand il aurait le nez dessus. Les lumières aux couleurs de l’Italie de l’enseigne de chez Martello, ajoutées à la neige tombante, donnaient au centre-ville un air de Noël quelque peu sordide. Henry descendit de la Chevrolet sans couper le moteur. Le magasin Martello était long et étroit comme un wagon de chemin de fer. S’y empilait un bric-à-brac de boîtes de bière et de conserves, de cuissardes de pêcheur, de plats préparés, de magazines, de collants pour femme, de cassettes vidéo, de cartouches de cigarettes, de munitions de chasse, de fruits frais, de chemises à carreaux, de charcuterie sous cellophane, de casse-croûte et de tubes d’aspirine. Henry tapa les semelles de ses bottes de chasse pour en faire tomber la neige avant de se frayer un chemin entre les magazines qui jonchaient le sol graisseux.
L’armoire frigorifique à bière occupait entièrement le mur du fond et le tiers d’un autre. Henry adorait respirer l’odeur de ce magasin, car elle lui rappelait celle des camps de vacances d’été. Il attrapa un pack de six bouteilles de Miller, puis gagna le rayon frais où il prit une brique de lait et une barre de fromage Monterey Jack. Il y ajouta un pain, un paquet de saucisses fumées et un filet d’oranges. Il vérifia la date de péremption du lait et s’avança vers la caisse.
– Ce sera tout.