Anniversaire : 28 septembre 1915, Blaise Cendrars perd son bras droit à la ferme de Navarin
Quelques extraits de La Main Coupée (Denoël, 1946)
« Être un homme. Et découvrir la solitude. Voilà ce que je dois à la Légion et aux vieux lascars d’Afrique, soldats, sous-offs, officiers, qui vinrent nous encadrer et se mêler à nous en camarades, des desperados, les survivants de Dieu sait quelles épopées coloniales, mais qui étaient des hommes, tous. Et cela valait bien la peine de risquer la mort pour les rencontrer, ces damnés, qui sentaient la chiourme et portaient des tatouages. Aucun d’eux ne nous a jamais plaqués et chacun d’eux était prêt à payer de sa personne, pour rien, par gloriole, par ivrognerie, par défi, pour rigoler, pour en mettre un sacré coup, nom de Dieu, et que ça barde, et que ça bande, chacun ayant subi des avatars, un choc en retour, un coups de bambou, ou sous l’emprise de la drogue, de l’alcool, du cafard ou de l’amour avait déjà été rétrogradé une ou deux fois, tous étaient revenus de tout. Pourtant ils étaient durs et leur discipline était de fer. C’était des hommes de métier. Et le métier d’homme de guerre est une chose abominable et pleine de cicatrice, comme la poésie. »
Pour mieux illustrer cet épisode déterminant de la vie de Cendrars, un article du Nouvel Obs et une vidéo de Jérôme Garcin à propos d'un récit de Gisèle Bienne ( «La Ferme de Navarin», par Gisèle Bienne, Gallimard, coll. «l’Un et l’Autre», 130 p., 14,50 euros.)
Cendrars 1915, Par Jérôme Garcin
C'est à «la ferme de Navarin», en Champagne, que l'écrivain du «Transsibérien» perdit sa main. Retour sur les lieux du combat
C’est l’histoire d’une femme d’aujourd’hui qui recherche une main d’autrefois. La main droite d’un écrivain, Frédéric Sauser, alias Blaise Cendrars, arrachée par la mitraille allemande, le 28 septembre 1915, au nord de la ferme de Navarin, en Champagne, dans le paysage lunaire et la terre toujours stigmatisée de la Grande Guerre.
Partie de Reims, où elle habite, Gisèle Bienne roule dans la Marne jusqu’aux portes de l'Argonnel’Argonne,et s’arrête entre Suippes et Sommepy, devant l’ossuaire qui abrite les restes de 10.000 poilus. «On pourrait se croire, note-t-elle, dans l’extrême banlieue des morts, dans quelque vestige d’un goulag oublié au milieu des labours.» Seule une pancarte indique qu’ici «fut la ferme de Navarin». C’est à cet endroit que la vie de Blaise Cendrars – la braise et la cendre – a basculé. Né en 1887, il était d’origine suisse. Il avait connu l’Italie, l’Egypte, la Russie, les États-Unis et l’Allemagne. Il était monté à bord de paquebots et, sans doute, du Transsibérien, dont il avait transcrit la prose syncopée. Lorsque la guerre avait éclaté, l’auteur de «Pâques à New York» s’était engagé dans la Légion étrangère. D’abord envoyé sur le front de la Somme, il avait ensuite participé à l’offensive de Champagne, où il perdit sa main et fut ensuite amputé du bras, au-dessus du coude.
Depuis l’enfance, Gisèle Bienne est pleine de Cendrars. Dans un village de l’Aube, elle a grandi avec ses poèmes et ses récits de voyage. Il est son soleil et sa nuit, son chamane et son guide. Elle aussi est la petite-fille de poilus qui ont sombré dans l’alcool pour oublier qu’ils avaient vu l’enfer. L’un de ses grands-pères était chef de gare, il voyait passer les trains du Suisse errant. Aujourd’hui, elle erre de cratères en cimetières comme une orpheline et, avec les couleurs d’une peintre, décrit, quatre-vingt-dix ans après l’horreur, cette «région maudite, d’une force envoûtante».
On pense, en lisant ce récit à la fois ardent et méticuleux, au film de Bertrand Tavernier «la Vie et rien d’autre». Dans un décor d’apocalypse où la vie renaît, où l’herbe se remet à pousser entre les tranchées, une jeune femme prie un officier de l’aider à retrouver son mari, qui a disparu dans la boucherie. Dans son livre à fleur de peau et de mémoire, Gisèle Bienne tient à la fois de la veuve investigatrice et du militaire obsessionnel.
Sur la route crayeuse de Cendrars, elle a rencontré Yves Gibeau, qui recueillait dans sa maison de Roucy tout ce que la terre labourée n’en finissait pas de vomir, godillots, gourdes, casques, obus, barbelés, boucles de ceinturon. Et elle en appelle à tous les écrivains qui ont porté les armes, et dont certains ne sont jamais revenus, Genevoix, Alain-Fournier, Aragon, Bernanos, Péguy, Bousquet, Giono, Vaché et Apollinaire, qui écrivait: «Les arbres si rares sont des morts restés debout.»
Gisèle Bienne est une vivante qui écoute parler et pleurer les fantômes, ils ont raison de se confier à elle, car c’est une amie fidèle. Son petit livre est grand comme un mausolée, chaque prière y résonne.
J. G.
Gisèle Bienne vit à Reims. Elle est l’auteur de livres pour adolescents, de poèmes et de romans, dont «Paysages de l’insomnie» (Climats, 2004).
Source: «Le Nouvel Observateur» du 10 janvier 2008.